dimanche 13 septembre 2009

Lettre à Milena, Kafka, un homme qui avait besoin d'une garde malade




La silhouette de cette femme, Milena Jesenská, "Milena de Prague" "vraiment fabuleusement belle" disait Kafka. Elle fut d’abord sa traductrice puis le grand amour de sa vie, cette silhouette fugitive. "Milena. Sa couleur, sa forme est celle, merveilleuse d’une femme, une femme que l’on transporte dans ses bras en fuyant le monde ou en fuyant l’incendie et elle se presse dans vos bras avec confiance et enthousiasme, le nom semble vous échapper en bondissant ou n’est-ce que l’impression que vous cause le saut de joie que vous faites avec votre charge ?… L’éclat de vos yeux supprime la souffrance du monde » (3 juin 1920.)


Et à Max Brod : "C’est un feu vivant, tel que je n’en ai encore jamais vu.. extraordinairement fine, courageuse, intelligente, et tout cela, elle le jette dans son sacrifice ou, si on veut, c’est grâce au sacrifice qu’elle l’a acquis. Milena est comme la mer, forte comme la mer avec ses masses d’eau ; quand elle se méprend elle se rue aussi avec la force de la mer, quand l’exige la morte lune, la lointaine lune surtoutune lumière dans les ténèbres. Elle est le ciel fourvoyé sur terre."

Mais c'est Milena qui force Kafka à la voir, il veut rester dans la distance, temporise, ironise, avant de céder : "Prends-moi dans tes bras, c’est l’abîme, accueille-moi dans l’abîme…" : On est en juillet 1920 : ils passent quatre jours à  Vienne : "Le premier jour a été celui de l’incertitude, le deuxième celui de la trop grande certitude, le troisième celui du repentir, le quatrième a été le bon."

Milena accepte mal cette distance, elle veut revoir Kafka, il refuse, invoque sa maladie, son travail, son impuissance à dominer ses démons. Ils se reverront à Gmund à la frontière autrichienne. Un échec. "Ce jour là nous nous sommes parlé, nous nous sommes écoutés, souvent, longtemps, comme des étrangers."

"Ces lettres en zigzag doivent cesser, Milena, elles nous rendent fous. Je ne peux tout de même pas garder un ouragan dans ma chambre ! Oui, ces lettres sont la source de l’impuissance à sortir de ces lettres mêmes".

Les lettres à Milena finissent par cesser.







L’ultime lettre de Franz est datée de juillet 1923 : elle annonce à Milena qu’il "a trouvé à Müritz une aide prodigieuse en son genre" : Dora, une Berlinoise de 19 ans qui sut enfin lui apporter l’apaisement et l’accompagna jusqu’à sa mort, l’année suivante. Dans le Narodni Listy du 7 juin 1924, Milena, sans la moindre note d’acrimonie, publie un hommage funèbre : « Il était timide, inquiet, doux et bon, mais les livres qu’il a écrits sont cruels et douloureux. Il voyait le monde plein de démons invisibles qui déchirent et anéantissent l’homme sans défense… Il a écrit les livres les plus importants de la jeune littérature allemande ; toutes les luttes de la génération d’aujourd’hui dans le monde entier y sont incluses, encore que sans esprit de doctrine. Ils sont pleins de l’ironie sèche et de la vision sensible d’un homme qui voyait le monde si clairement qu’il ne pouvait pas le supporter et qu’il lui fallait mourir s’il ne voulait pas faire de concessions comme les autres…"
 Milena rentre à Prague après des années à Vienne, s’engage, poursuit son activité de traductrice et de journaliste, dénonce la montée du nazisme, entre en résistance. Elle meurt, déportée, à Ravensbrück le 17 mai 1944.

L’amour de Milena et Kafka se nourrit du manque, de l’absence, - encore plus palpable pour nous qui ne disposons que des lettres de Kafka - totalement et volontairement destructeur ("tu es le couteau avec lequel je fouille en moi") et construit sur ces vides et ces souffrances un somptueux édifice littéraire. Un espace aux dimensions mêmes du monde : "ou le monde est bien petit, ou nous sommes gigantesques, en tout cas, nous le remplissons"

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